Derrière Singapore, la mer s'ouvre et s'élargit, orientée vers le nord-est, souvent battue par la mousson d'hiver et périodiquement bouleversée par de formidables typhons. L'Extrême-Orient commence. Singapore en est la porte, Saïgon l'antichambre ou le vestibule.
L'Extrême-Orient commence. Jusqu'à ce que soit doublée cette longue péninsule de Malacca, la Chersonèse antique, nous étions presque en Occident. L'Arabie touche à l'Espagne par Mahomet et ses cavaliers blancs; la Perse est presque le berceau de notre race; l'Inde est toute pleine de la légende de Bacchus et de l'histoire d'Alexandre. Mais l'Annam, le Tonkin, la Chine, le Japon ont à peine été soupçonnés par l'Occident. Et nous entrons dans un monde différent, personnel, fermé.
De Singapore à Saïgon, il y a deux jours de route, à condition que le paquebot n'ait pas de démêlés trop violents avec la souveraine mousson du nord-est, qui a fort mauvais caractère.
Je n'apprendrai à personne que Saïgon, qui prétend au titre de capitale de l'Indo-Chine française, n'est malheureusement pas bâtie sur la mer, mais bien sur une rivière assez profonde et large, dont l'embouchure est à quarante ou cinquante milles en aval de Saïgon. Le résultat, c'est la nécessité d'une navigation en rivière de quatre ou cinq heures qui allonge et complique fâcheusement les traversées.
Au Tonkin, Hanoï, qui prétend également au titre de capitale de l'Indo-Chine française, est exactement dans la même position défavorable, avec cette circonstance aggravante, que sa rivière est trois fois plus longue et huit ou dix fois moins profonde. Hanoï ne sera évidemment jamais un port. Saïgon en est un; assez mauvais, mais capable tout de même de devenir florissant, à condition toutefois que nous ne fassions pas trop d'efforts pour le ruiner au plus vite et sans rémission.
Pour l'instant, il y a très peu de navires à Saïgon, et ces navires sont allemands. Jadis, quand le port était franc, il eut son heure de prospérité et de grandeur. Saïgon a rivalisé avec Singapore. Aujourd'hui, n'en parlons pas; espérons simplement que la prospérité défunte revivra, grâce à l'intelligence et à l'effacement bien compris de l'action gouvernementale, grâce surtout à l'initiative et à l'énergie des particuliers et des colons.
Croquer en quelques lignes la physionomie de Saïgon, ce n'est pas chose très facile; et pourtant, Saïgon est cent fois moins bizarre que Singapore. Saïgon est comparativement européen. Mais toute ville d'Extrême-Orient est foncièrement différente d'une ville d'Europe, non seulement par l'architecture et la population, mais même par le plan et la conception.
Saïgon est double. Le Saïgon français est une ville plus vaste que grande, largement distribuée, luxueusement plantée d'arbres, riche en rues spacieuses et droites, et fertile en angles droits. Les maisons y sont basses, rustiques d'apparence et d'une architecture très coloniale: beaucoup de cours, beaucoup de corridors, beaucoup de galeries et de terrasses, et des passerelles enjambant les cours, et des jardins intérieurs, et des chambres démesurées, le tout meublé du strict nécessaire; on possède dans sa chambre une table, deux chaises, une toilette et une armoire,--et un lit. Mais quel lit! Trois mètres de long, deux de large, et une moustiquaire immense qui le fait paraître plus grand encore. Il est évident que la question d'air respirable a dominé toutes les préoccupations dans les aménagements saïgonnais. C'est qu'il est bon d'avertir les futurs voyageurs que le thermomètre, ici, s'il ne monte que rarement au-dessus de quarante-cinq degrés, ne descend jamais au-dessous de trente, sauf, bien entendu, pendant les nuits qui sont véritablement exquises.
La toile blanche et le casque de sureau font tous les frais de la toilette européenne en Cochinchine. Pour faire honte aux tailleurs de France, disons qu'un «complet sur mesure» et pas trop mal coupé, ma foi, s'achète huit ou neuf francs et s'exécute en douze heures. Je donne ces deux chiffres là, que je certifie, aux méditations de ceux qui plaisantent les futurs effets de la concurrence industrielle des races jaunes, quand leurs produits commenceront à se glisser dans notre pauvre Europe.
"C'est le plus beau type de ville annamite que je connaisse. Les quartiers européens sont greffés sur la cité indigène; ces quartiers sont dessinés et percés, mais pas encore bâtis."
A côté du Saïgon français existe le Saïgon exclusivement indigène, qu'on appelle Cholon, ce qui se prononce Cholenn. Là, nous sommes en pure ville asiatique, et ville chinoise bien plus qu'annamite. Dans les rues étroites et sales, mais franchissables quand même à l'Européen,--ce qui n'est pas le cas de toutes les villes chinoises--, se presse une foule compacte d'indigènes. Plus d'indiens, peu de Malais, et tous de sang déjà très mêlés; pas de Japonais, pas non plus de ces Chinois du Nord qui forment les peuplades les plus nobles et les plus intelligentes de l'Empire, mais une cohue innombrable de coolies, le Chinois d'exportation, sorte de créature à peine humaine qui arrive d'Hong-Kong en troupes de trois ou quatre cents, empilés sur le paquebot comme du bétail.
Si curieuse que soit Cholon, ce n'est qu'une ville chinoise, moins digne d'attention que Hong-Kong, Shang-haï, Fout-Chéou, ou Canton. Saïgon, au contraire, n'a pas son égal dans l'Extrême-Orient entier. Ville moins riche et moins architecturale que Hong-Kong, moins populeuse que la plupart de ses rivales, Saïgon garde le sceptre de reine du plaisir et de l'élégance de l'Extrême-Orient tout entier. Saïgon a son théâtre, luxe presque inconnu dans ces mers; Saïgon donne, dans les salons du palais gouvernemental,--qui est véritablement un palais,--des fêtes éclatantes; Saïgon a des cafés, ce que n'a ni Hong-Kong, ni Singapore, ni Shang-haï. C'est au reste une supériorité dont nous ferons bien de ne pas nous targuer trop haut. Saïgon regorge d'équipages à livrées, qui chaque soir vont exhiber, sur la select promenade de l'inspection, des chargements très élégants d'adorables toilettes. Et Saïgon a des tramways à vapeur, un éclairage électrique, une cathédrale, un grand pont d'acier, de beaux hôtels, et le plus magnifique jardin zoologique de l'Asie, tout peuplé de panthères, de pythons et de tigres auprès desquels nos pauvres petits tigres de ménagerie feraient tout au plus figure de matous.
Nous avons le droit d'être fiers de notre Cochinchine, tout en constatant, hélas! que son commerce tend à passer insensiblement aux mains des Allemands et des Anglais. Mais la Cochinchine n'est qu'un très petit morceau de notre empire d'Indo-Chine. C'est au nord, dans le Tonkin, que se trouve la partie de cet empire la plus populeuse, la plus riche d'avenir, mais la plus rebelle à notre influence. Et quoi qu'en aient les Saïgonnais, il est logique de placer à Hanoï le centre administratif de la colonie.
A Hanoï, nous sommes en plein Tonkin. On a bien calomnié ce pauvre Tonkin. Au temps où Jules Ferry, violentant simplement le Parlement, faisait la guerre de 1883 à lui tout seul et se montrait aussi clairvoyant politique que funeste général, que n'a-t-on pas dit du Tonkin? Pays peuplé de bandits indomptables, pays sans avenir et sans utilité; climat funeste, fièvres permanentes; plaines marécageuses, montagnes impraticables; tigres et pirates. La vérité est que le Tonkin est une terre riche, très riche; une mine de charbon et de fer probablement trois fois grande comme la Belgique. Les marais n'y sont pas malsains, la fièvre y est inconnue, sauf dans d'assez rares districts. Les saisons européennes y sont assez distinctes, sauf que l'été est brûlant et l'hiver très doux. L'agriculture est développée et peut devenir encore plus prospère; mais pour cela, il faudra que le gouvernement ne s'obstine plus à écraser les indigènes d'impôts décourageants.
Hanoï est une capitale convenable pour un empire de douze ou treize millions de sujets. C'est le plus beau type de ville annamite que je connaisse. Les quartiers européens sont greffés sur la cité indigène; ces quartiers sont dessinés et percés, mais pas encore bâtis. Une seule rue, l'inévitable rue Paul-Bert de toute ville tonkinoise, a déjà des maisons et des boutiques. Regrettons en passant que les enseignes exhibent bien souvent des noms trop connus: les Dreyfus, les Meyer abondent; ces gens-là sont d'ailleurs fidèles à leur caractère national et nous savons sur eux des histoires peu alléchantes.
Les rues annamites, rue de la Soie, des Cuivres, de la Saumure, des Riz, des Cantonnais, des Volailles, que sais-je, sont assez larges, très tortueuses, presque propres, et abondent en façades pittoresques, en dragons étranges de pierre ou de porcelaine. Les échoppes annamites sont innombrables et riches en productions indigènes fort artistiques: incrustations de nacre à reflets nuancés, cuivreries aux formes étranges, et broderies sur soie d'une finesse extraordinaire. L'Annamite a modifié sa manière primitive en s'inspirant de l'art chinois et plus récemment de l'art nippon, et la fréquentation des Français commence à épurer son goût; il est vrai que, par contre, il risque d'y perdre son originalité.
Si près de la Chine, il est tout simple que nous trouvions au Tonkin plus qu'en Cochinchine l'influence dominante de l'architecture chinoise, avec ses lignes horizontales démesurées et ses toits recourbés. Le type le mieux caractéristique est la fameuse Pagode d'Hanoï, à côté du jardin botanique, au bord d'un gentil lac et dans un site charmant. Figurez-vous une dizaine de petits pavillons à toits énormes, mal rangés autour d'une grande pagode, assez basse. Dedans, toute une troupe d'autels et de dieux environnant un immense Bouddha de bronze vêtu d'une robe de soie jaune, la couleur divine que les empereurs ont usurpée, depuis qu'un roi impie de la IIe dynastie osa s'en revêtir.
Ces légendes chinoises sont d'ailleurs déjà familières aux Annamites; il ne faut pas oublier que d'Hanoï on est à deux journées seulement de la frontière et qu'un touriste sérieux se doit d'aller rendre visite à la célèbre porte de Chine, aux confins de la colonie.
Tandis que la Cochinchine est en plein rendement,--la seule possession française qui rapporte quelque chose à la mère patrie!--le Tonkin, lui, ne se suffit pas encore. Cependant, le Tonkin, pays houiller, propice aux essais industriels, est appelé à un autre avenir que la Cochinchine, région agricole, riche en riz, mais seulement en riz. Les mines tonkinoises, celles de Hong-Haï, de Port-Balue, de Kebao, sont pour ainsi dire inépuisables et ne redoutent pas la concurrence japonaise, car leur charbon est à la fois meilleur et beaucoup plus économique. En outre, le Tonkin cultive aussi du riz et exploite les importantes forêts du nord. Mines, cultures, industrie, tout ici se développe; mais le développement est lent, et, il faut l'avouer, nous réussissons mal à nous concilier l'affection des indigènes, dans laquelle toute œuvre coloniale est fatalement vouée aux révoltes d'abord, et aux séparations ensuite.
Pour finir cette trop longue étude sur une note moins fâcheuse, disons que notre Indo-Chine est encore aujourd'hui le pays rêvé pour les Tartarins tueurs de fauves. Les tigres y sont certainement plus nombreux que les lions ne le furent jamais dans l'Atlas. Ces honnêtes félins, qu'un bon Annamite n'appellera jamais que Hong, Monseigneur, passé le coucher du soleil, sont d'ailleurs très redoutables, et d'une audace invraisemblable. Un Français, établi au Tonkin depuis plusieurs années, et que je n'ai aucune raison de croire Marseillais, m'a fait le récit suivant, dont j'endosse bravement la responsabilité: Dans je ne sais quel village voisin de Lan-Son, au fond d'une maison, tout au long d'un long corridor, un brave cuisinier tonkinois cuisait son riz et ses volailles. Un tigre en quête de souper pénétra dans le village et entra tout simplement dans la cuisine, attiré probablement par l'odeur du repas, ou peut-être même par l'odeur du cuisinier. Le pauvre homme eut une telle frayeur qu'il renversa du coup toutes ses casseroles. Le tigre effrayé du tapage s'enfuit. Mais le cuisinier garda de l'aventure une si forte nervosité, que, très souvent, au beau milieu de ses apprêts culinaires, il prend des crises d'épilepsie. Sans doute qu'il voit alors autant de tigres dans sa cuisine que Tartarin croyait en voir dans les champs d'artichauts de la banlieue d'Alger.